« Alors Prim, tu as passé une agréable journée ? » Tu hoches vaguement la tête, tu ne le regardes même pas, rien que sa face, elle te donne envie de vomir. « Non, le jour où tu seras mort, peut-être. » Et voilà, c'est fini, tu t'en vas. Tu descends les escaliers pour sortir dans le grand jardin, évoluant rapidement jusqu'au garage. Rien à faire, de ce guignol. C'est qui d'abord, hein ? Ton beau-père, rien de plus. Il n'a rien à te dire, aucune autorité sur toi ; il peut toujours essayer, tenter ce qu'il veut, ça ne fait qu'alimenter la haine que tu entretiens pour lui depuis qu'il a osé s'immiscer dans ta petite vie tranquille. Tu te dépêches de rentrer dans l'immense pièce, allumant la lumière du bout des doigts. C'est sûr, c'est pas les voitures qui lui manquent au vieux. Mais ce n'est pas ça qui t'intéresse non, ce que tu veux, c'est récupérer tes outils, tout mettre dans ton sac, et repartir loin d'ici. Chez ton père. Ton vrai père.

Un bruit de pas plutôt lointain au début, se fait de plus en plus fort. Des talons. Bien sûr, il n'y a que deux personnes pour faire autant de bruit en marchant ; ta mère, et l'autre pouffe qui te sert de demie-soeur. Elle est belle, la famille. Une femme entre, balançant ses cheveux bruns vers l'arrière. Elle t'énerve, elle te dégoûte même. « Prim. » Tu ne lui réponds pas, c'est à peine si tu la regardes en fait. « Prim Sparrow. » Tu n'y fais pas plus attention, elle n'a toujours pas pigée le message, hé bien tant pis pour elle. La musique retentit encore dans la pièce, couvrant ce qu'elle peut tenter comme approche. Pitoyable. Puis finalement, elle éteint la chaîne. Tu te redresses relevant la tête vers elle. « Qu'est-ce que tu me veux ? » Elle croise les bras, adoptant une posture digne d'elle ; la tête haute, le dos légèrement cambré, les épaules droites. Elle t'agace. « J'aimerais que tu arrêtes ce petit jeu avec Henry et ses enfants. Il essaye d'être sympathique, de t'inclure dans la famille. » Tu ricanes un instant, parce que c'est trop bon. C'est trop jouissif de l'entendre te servir de telles salades. « Et si j'ai pas envie d'en faire partie, de ta nouvelle famille ? Sa sympathie, il peut la ravaler, c'est pas mon père. » Elle secoue la tête, et avance encore un peu. Attention au seuil critique à ne pas franchir, cette limite imaginaire qui vous sépare depuis qu'elle a changé d'époux. « Il essaye de faire des efforts tu sais. » Tu secoues la tête. Et quels efforts hein. « De quoi ? M'offrir des colliers ? Des fringues ? Une voiture ? J'en ai rien à s'couer moi, de ses billets, de ses privilèges. Peut-être que ça marche avec toi Abbie, pas avec moi non. » Elle lève les bras au ciel, comme désespérée, et les laisse retomber lourdement contre son corps. Un court instant de silence. Un court instant de répit. Et la bataille repart, de plus belle.

« Mais bon sang, qu'est-ce qu'il t'a fait Prim ? Qu'est-ce qu'il t'a fait pour que tu te comportes ainsi avec lui, hein ? » Et ça, c'est la meilleure. La balle qu'elle te tire en plein coeur, le poignard traître qui s'enfonce et qu'elle remue dans tes chairs. « Mais merde, comment tu peux passer de papa à ça ? Tu m'dégoûtes, franchement. » Encore une fois, ses bras se croisent contre sa poitrine, elle te toise. Tu te retournes, tu lui fais face, parce que c'est pas le moment de perdre le combat, non. « J'ai aimé ton père, Prim. Mais il s'est passé des choses, le temps s'est écoulé. Tu n'y peux rien, d'accord ? Alors fait des efforts. Je ne te demande pas de l'aimer sincèrement. Au moins de le tolérer, et après, on verra. » Tu fronces un peu les sourcils, pinçant tes lèvres. « C'est déjà trop. » Et tu repars dans tes affaires, essayant de ranger ton barda pour t'en aller au plus tôt. Tu n'as pas envie de la recroiser, l'autre peste. Ni les deux jumeaux. Ni personne de cette fichue famille en fait. « Et qu'est-ce que tu fais au juste ? » Tu fermes ton sac. « Je m'en vais. Chez papa. C'est sa semaine, t'as déjà oublié ? Mais oui, je suis conne, t'as carrément oublié qu'il existait. » La bandoulière par-dessus l'épaule, et tu repars. Tu la frôles, c'est limite si tu la bouscules. Tes yeux te brûlent, tu les essuies un peu du revers de la main. Fichue famille.

Tout va bien. Non, tout allait bien. Deux ans que les choses se sont plutôt bien arrangées avec ta mère, deux ans que tu es étudiante à l'université de l'Ohio. Deux ans que tout va mieux, dans le meilleur des mondes. Et pourtant, il a fallu que les choses dérapent. Il a fallu qu'hier soir, tu fasses un peu moins attention que d'ordinaire. Tu pensais qu'inviter Paco, cet ami de longue date, à votre petite soirée entre potes lui ferait plaisir. L'intention était là, sincère, et ça a fonctionné. Mais tout le monde n'était pas de cet avis non, encore moins Yoahn. Yoahn le brun, Yoahn à qui tu as dit 'stop', il a trois maigres mois. Yoahn qui n'a apparemment pas digéré d'être rétrogradé comme le bon pote. Tu pensais que la pilule était passée sans problème, mais bien sûr, regarde à quel point tu t'es enfoncé le doigt dans l'oeil ; jusqu'au coude. Trop stupide pour croire qu'il se tiendrait tranquille, l'autre. Mais non. Il a fallu qu'il l'ouvre, qu'il commence à déblatérer tout un tas de conneries sur ce pauvre Paco. Qu'il commence à l'insulter, à toucher à la famille. Et puis, tout a explosé, ils en sont venus aux mains, aux poings, et à la bouteille. La soirée s'est terminée au poste de police locale. Quelle fête entre amis, franchement.

Aujourd'hui, tu déambules dans les couloirs comme si tout allait bien. Tu souris sincèrement, tu ris encore à gorge déployée, rien pour alarmer ton entourage. De toute façon, ils sont déjà au courant, ils étaient là pour la plupart. Mais personne ne dit rien, on préfère le silence, parce que ce n'est pas un sujet de conversation tellement intéressant, non. On sait que les choses auraient pu virer à la catastrophe, et d'autant plus si l'autre abruti qui te servait de petit ami il y a quelques semaines encore, avait porté plainte contre Paco et sa famille. Passant ton sac par-dessus ton épaule, tu récupères ta crosse de hockey dans ton casier, et tu repars avec la troupe. Tu te mords un peu l'intérieur des joues, tu appréhendes le moment où tu vas passer devant lui, devant Yoahn. Tu n'as pas peur de lui, non. Tu as peur de ce qu'il peut faire, et avant tout, ce qu'il peut dire. Rancunier comme il l'est, tu sais qu'à présent, il ne va pas hésiter à te démolir.

Tu avances tranquillement dans le couloir, avec les autres. Tu guettes à gauche, à droite, et enfin, il est là. Comme le prince sur son trône, assis sur les escaliers que tu comptais emprunter. Tu ne te démontes pas non, même si ce n'est pas l'envie qui te manque. Tu avances. Juste, tu avances. « Bouge de là Yoahn. » Il te toise, méprisant, mais il ne dit rien. Il sait que le voir agir comme un pauvre c*n te fait bien plus mal au coeur. Tu secoues un peu la tête, décidant de passer de l'autre côté. Il t'interpelle. « Et il est où l'autre singe d'abord ? » Tu serres un peu les mâchoires, ne répondant rien non plus. « Ouais c'est ça, il se cache hein. Il a plutôt intérêt, la prochaine fois, j'lui pète les deux jambes. » Ses mots te font grincer des dents. C'est reparti pour les menaces. Puis après, ce sera les insultes. Et finalement, il mettra son plan à exécution. Parce que Yoahn Brovelli finit toujours par avoir ce qu'il veut. « Tu le laisses tranquille Yo'. T'en as assez fait hier, tu crois pas ? Tu l'as frappé. T'es content ? Tu te sens plus puissant ? T'es grave franchement. » Il se relève, et c'est dédaigneuse que tu lui tournes le dos. « Va te faire soigner Ted. Merde, c'est pas moi qui sors avec une bête de foire. » Et ça te brûle à l'intérieur. Ça te fait mal, quelque part sous cet amas de chairs qui cache un petit bout de cœur nécrosé. « P'tain, j'suis dégoûté de voir que tu tombes si bas Teddy. Tu vaux mieux que ça. » Et puis, c'est trop. La machine s'emballe, et toi tu exploses. C'est rare que tu pètes un câble comme ça, d'un coup. Que tu agisses sous le coup de l'impulsion. Mais c'était la remarque de trop, surtout de sa part. Alors sans plus réfléchir, tu lui envois un coup de crosse en plein visage et c'est avec délectation que tu le regardes pisser le sang par tous les orifices de sa face. Quelque chose te dit de continuer, de t'acharner. Il ne mérite que ça. Mais pas le temps d'aller plus loin qu'on te tire déjà en arrière, qu'on t'arrache l'objet du délit entre les mains. Trois mois de blâme. Dernière fois que tu mettais les pieds dans cet établissement.

D'une main fébrile, tu saisis un bandage dans une boîte de secours. Bande que tu déroules avec une certaine précipitation qui souligne ton agacement actuel. Mordant nerveusement ta lèvre, tu serres toujours plus fort, tu fais le tour de ta main plusieurs fois, tu remontes jusqu'au poignet puis tu redescends, avant d'enfoncer maladroitement le petit bout de tissu dépassant en dessous. Tu en as marre, ras le bol même. Faut toujours que tu fasses une connerie, quelque chose. Et si aujourd'hui tu t'en sors avec une petite ouverture sur le bord de la main, qu'en sera demain ? Qu'est-ce que tu vas bien pouvoir faire, si tu tombes face à l'un d'entre eux ? Surtout non armée. Surtout seule. Presque frénétiquement, tu passes une main dans tes cheveux, essayant de les rassembler dans un semblant de chignon désordonné. Des mois et des mois, que ton monde s'est écroulé. Il était pourtant si parfait, si agréable. Mais non. Il a fallu que ces aliens débarquent, qu'ils se mettent en tête de vous siroter le cerveau pour mieux prendre votre place.

« Teddy, bouge-toi, on part en patrouille. » Tu hoches la tête, terminant de remonter ton flingue. Ton garage te manque cruellement, tes potes aussi. T'es faite pour remonter des voitures et des motos, pas des armes. Secouant la tête, tu passes l'arme à l'arrière de ton pantalon, le temps d'attraper ta veste. Une nouvelle fois, tu t'en vas, sans réellement savoir si tu seras de retour ce soir. Mais au final, qu'importe. Tu t'es engagée en tant que volontaire pour aider la cohorte, alors, une fois de plus une fois de moins. Mais ce n'est pas ta seule motivation, non. Car ce n'est pas un objet en particulier que tu recherches. C'est surtout lui. Un soupir s'échappe d'entre tes lèvres, bref et un peu désespéré. Il y a peu de chances pour que tu le revois, en fait. Tout aussi peu de chances pour que tu recroises ton père, ta mère, tes demi-frères, ta demi-soeur ou encore Yoahn, ou même un visage que tu as croisé une fois, au coin d'une rue, à l'université, au garage. Foutu E.T.