Les petites mains de l’enfant s’agrippèrent aux barreaux de la fenêtre, tandis qu’il tentait de trouver son équilibre sur la table bancale au sommet de laquelle il était perché. Ses haillons pendaient mollement autour de lui, tandis qu’il faisait un petit pas sur le côté, s’approchant soigneusement du bord du meuble, manquant de tomber. Mais la table ne basculait pas. Ses petites mains passaient d’un barreau à l’autre. La table tanguait. Mais jamais ne tombait. Salem se hissa sur la pointe des pieds son petit menton se posa sur le rebord de la fenêtre. Une fenêtre haute. Une fenêtre d’une prison aménagée pour mère et enfant. Assise sur une petite chaise, sa mère, Talia, somnolait doucement, recousant avec précaution l’un des vêtements de son fils. Le surveillant du coin de l’œil. Mère poule, et toujours là pour son fils. Le père de celui-ci s’était enfui, bien trop tôt. Avant la naissance de son enfant. Et Talia s’était retrouvée seule. Trahison. Conflits. Une cage s’était refermée sur la vie de la belle Talia, enceinte de sept mois. Et c’était dans cette cage qu’elle avait donné la vie, seule. Un petit Salem. Des origines anglaises de sa mère il n’avait gardé que le nom de famille. Mais cela n’avait pas d’importance. Salem était son fils. La prunelle de ses yeux. Elle vivait enfermée dans cette petite masure, avec lui. Et tous les jours, il montait sur cette table. Il regardait le soleil. Rêvait de s’échapper. Et de courir dans la rue, avec tous les enfants de son âge. Puis, le soleil disparaissait. Il se couchait. Et avec lui, tous les espoirs d’un enfant. Ceux de sortir un jour, et de voir à quoi ressemble le monde.

La main de l’adolescent se posa sur son arme, l’agrippant d’une poigne ferme. Il baissa les yeux vers le sol, écrasant sa cigarette du bout du pied, la regardant terminer de son consumer. D’un geste machinal, il chargea son arme à feu, après avoir glissé un bâtonnet entre ses dents pour le mâchonner. Dix-huit ans, et déjà un tueur. Quel autre choix lui avait-on laissé, pour survivre ? Marche ou crève. Tue ou être tué. Lorsque sa mère était morte d’une maladie, alors qu’il avait quatorze ans, il avait cru mourir avec elle. Il avait attrapé la même maladie. Croyait qu’il allait en mourir. Mais il en est ressorti. Et ce jour-là, on l’a libéré. On lui a permis de voir la lumière du jour. De découvrir le monde. De l’apprivoiser. Mais il s’est fait bouffer par ce monde. Et, alors qu’il allait crever au fond d’un caniveau, on lui avait mis une arme entre les mains. Appris à frapper son prochain pour ne pas se faire dévorer. À le tuer si le besoin s’en faisait sentir. Pour la survie. Toujours pour la survie. Dix-huit ans, et trois ans que Salem était devenu mercenaire, apprenant de ses semblables et de la sauvagerie humaine. Il s’était envolé d’une geôle sans froide et étroite, pour être englouti par une prison de meurtre et de misère. Dix-huit ans, et l’oiseau n’avait fait que quitter une cage pour une autre.

« Depuis huit mois, oui. » Alix eut un grand sourire à l’intention de son ami. Depuis huit mois, elle et son fiancé, Tobias, essayaient d’avoir un enfant. Et rien n’aurait pu blesser davantage Salem, aujourd’hui devenu Forrest. Il avait quitté l’Arabie Saoudite il y avait de cela environ trois ans, décidant d’arrêter son boulot de mercenaire, suite à une rencontre peu commune avec une jeune femme, qui lui avait sauvé la vie, physiquement comme psychologiquement. Il était venu aux Etats-Unis, dans le Wisconsin, pas loin de Milwaukee. Il s’était installé dans un petit appartement, et avait pris un boulot comme gardien de prison, dans la prison la plus proche. Ses états de service étaient inconnus, ici. Et tant mieux. Il avait rencontré Alix, la belle et la douce Alix. Il l’avait aimée dès le premier regard. Mais pas elle. Elle avait un petit ami. Mais pas de meilleur ami. Alors c’était ce qu’il était devenu pour elle ; son meilleur ami. Sans jamais lui avouer ses sentiments. Il y avait quelques mois, elle avait sauté au cou de Forrest en piaillant ; Tobias l’avait demandée en mariage. Et ce soir, il était parti en week-end. Elle avait invité Forrest à venir passer la soirée chez elle. Et elle lui expliquait qu’ils essayaient d’avoir un enfant. À lui. L’homme qui l’aimait en secret. « Avec le temps, vous l’aurez. » Il lui rendit son sourire. Elle baissa doucement les yeux, toujours souriante. Puis, elle se leva, s’approchant de lui. S’installant sur ses genoux. Il toussota doucement, mal à l’aise, tandis que les jolis doigts d’Alix caressèrent sa joue, puis son cou. « Hum … » Lorsque les lèvres de la jeune femme vinrent effleurer les siennes, il se figea, complètement perdu. Alors qu’une des mains d’Alix venait se glisser sous son t-shirt, il s’empara de son poignet, la repoussant lentement, rompant leur baiser. « Non. » souffla-t-il. « Contrôle-toi. Parce que moi, j’en serais incapable… » Sa voix mourut entre ses lèvres alors qu’il prononçait ses mots, se dévoilant bien plus que ce n’était permis de le faire. Elle eut un sourire tendre, avant de se dégager, reprenant ses lèvres avec fougue, le poussant un peu plus dans le fond du canapé. Ses doigts passèrent plus franchement sous son t-shirt, tandis qu’il se mettait à trembler. Il ferma finalement les yeux, et se détendit. Se laissa aller. S’agrippa à elle. Et la fit tomber lentement sur le canapé. Complètement inconscient. Fou à lier. Mais comblé.

« Regarde qui vient d’arriver, ma chérie ! » Alix eut un sourire rayonnant, faisant signe à sa petite fille de s’approcher. Celle-ci poussa un long cri, arrivant en courant, se jetant sur l’homme, s’accrochant à sa jambe. « Tonton Forreeeeeeeeest **. » Forrest eut un sourire, soulevant la petite dans les airs, la serrant contre son cœur. Cathy déposa un baiser sur chaque joue de son oncle, avant de redescendre, et de repartir jouer dans son coin. Alix la regarda partir, souriante. Puis elle se tourna vers son ami, le dévisageant lentement. Forrest avait les yeux dans le vague. Il regardait de loin la petite Cathy, qui jouait avec sa dinette en plastique. Une véritable petite princesse. Un angelot blond. Née il y avait maintenant plus de cinq ans. Alix lui avait annoncé la grossesse, trois mois après leur petit écart de conduite. Pas une seule fois depuis elle n’en avait reparlé. Elle avait fait comme si de rien n’était, se contentant de regard insistants et gênants au plus haut point. Et depuis quelques mois, Alix n’était pas très bien. Elle était inquiète. Et Forrest le sentait. Sans le comprendre. « Tu restes manger ? » « Je sais pas. » « Elle serait contente… » « Me prends pas par les sentiments. » « Tu sais qu’elle t’aime, comme un père … » Alix s’approcha de son ami. S’approcha trop. Forrest recula, secouant doucement la tête. « C’est pas pour elle que tu as envie que je reste, c’est pour toi. Mais à quoi tu joues, merde à la fin ? » Élevant la voix sans le vouloir, d’un geste brusque, il tourna les talons, claquant la porte derrière lui. Sans même une réponse à sa question. De toute façon, il n’avait pas besoin de réponse. Il ne comprenait pas. Il ne comprenait plus. Et il ne comprendrait sûrement jamais.

« ALIX ! » hurla Forrest en se précipitant dans la demeure de son ami, mort d’inquiétude. Il enfonça à moitié la porte, déboulant dans le hall d’entrée, essayant de capter une quelconque réponse. Seul un hurlement d’enfant lui répondit. « CATHYYYYYYYY ! » Aussitôt, il bondit dans la cage d’escaliers, grimpant les marches quatre à quatre. Il arriva dans la chambre de l’enfant, où il ne trouva personne. Personne, hormis le corps sans vie d’Alix. Il s’arrêta brutalement, le souffle coupé de surprise. Un vertige s’empara de lui, alors qu’il se sentit tanguer, partir. Il allait s’évanouir. Ici, et maintenant. Et il faillit bien sombrer dans l’inconscience. Heureusement, un petit cri le tira de son malaise. Il détourna le regard du corps de son amie, se précipitant vers un petit placard. Il manqua de tomber, ses jambes se dérobant sous son poids. Mais il ouvrit finalement la porte, découvrant l’enfant, les joues baignées de larmes. Aussitôt, il l’attrapa, la plaquant contre son cœur, l’empêchant à tout prix de voir le corps de sa mère. La petite se mit à gémir, sanglotant contre son tonton Forrest. Aussitôt, celui-ci se redressa, la gardant contre lui, sortant de la pièce du mieux qu’il pouvait. Il fallait qu’il se cache. Il fallait qu’il trouve un endroit où aller. Qu’il la protège de ces attaques qui sévissaient sur le monde entier. Il devait l’aider. Ressortir les vieux instincts primitifs. Et la sauver. Il se laissa tomber contre le mur, entre deux meubles, la petite toujours pressée contre lui. Elle gémit doucement, gigotant dans ses bras. « Où elle est ma maman ? … » Forrest rouvrit les yeux, essayant de chasser de son esprit l’image du corps d’Alix. « Partie chercher de l’aide. » « Elle m’a abandonnée ? … » La voix de la belle Cathy se brisa dans le fond de sa gorge. Lentement, Forrest se mit à la bercer, posant une main dans ses cheveux, lui calant le front sur son épaule. « Non, bien sûr que non… Elle va revenir… On va la retrouver, ne t’en fais pas… » « J’ai peur… » « Je sais… Mais je suis là… Ne t’en fais pas… » Les sanglots de Cathy reprirent, tandis qu’elle s’accrochait de toutes ses maigres forces au t-shirt de son oncle. De son protecteur. De l’homme qui jamais, au milieu de ce chaos, ne permettrait qu’il lui arrive quoique ce soit.