Un nouveau campement, de nouvelles têtes, une nouvelle équipe, un nouveau boss. Le changement ne me réussit jamais, d’autant plus que cela m’éloigne de Wade. Certes, son campement n’est pas si loin que ça mais lui et moi connaissons les conséquences de cet éloignement. Un humain en a encore fait les frais il y a peu, et une nouvelle fois mon ami est venu à mon secours se mettant ainsi dans une mauvaise position. Que je mette en péril ma propre vie est une chose, mais la sienne est bien plus difficile à digérer et à assumer. Finalement ma mutation est sans doute ce qu’il y a de mieux, pour lui. Pour moi, c’est une autre histoire. Il me faudra redoubler de vigilance, et maintenir en veille ces pulsions meurtrières qui s’insinuent en moi dès que je perds le contrôle sur mon existence. Contrôle qui m’échappe à nouveau. Mon comportement hostile envers mes camarades m’a porté préjudice, sans compter les quelques missions que j’ai lamentablement foiré en pulvérisant les humains censé servir pour des implantations. Jusque-là mes raisons bidon ont éloignés les soupçons sur mes actes meurtriers, mais ont révélé auprès de mon supérieur une efficacité plus que foireuse. Ce qui soit dit en passant est totalement faux. La traque est un domaine dans lequel j’excelle seulement mes crises psychotiques m’empêchent de prouver ma valeur. Alors le jugement ne s’est pas fait attendre. On me dégage, on m’envoie ailleurs. Mais je ne peux pas aller contre cette décision sans risquer de révéler mon terrible secret. Je ne peux qu’accuser le coup et suivre les ordres, non sans broncher. Je ne suis pas connue pour garder mon ressentiment, mais malgré mes coups de gueules, ma hargne rien n’y fait. En réalité, j’ai même surement envenimé la situation en l’ouvrant ainsi. Mais qu’importe. Je ne peux plus revenir en arrière.

Une tente, tout ce qu’il a de plus classique parmi toutes celles qui m’entoure où je reste bloquée devant sans bouger d’un pouce. Plusieurs minutes que je me tiens debout devant l’entrer sans trouver le courage d’y entrer. Un mauvais pressentiment. Mes tripes me convainquent qu’en pénétrant dans cette tente mon existence va être bouleversé, je le ressens dans chaque parcelle de mon corps. Une putain d’intuition que j’hésite à suivre. Je devrais certainement rebrousser chemin, m’éloigner au plus vite mais où irais-je ? En désertant ainsi je peux être sûr qu’on me traquera, qu’on enquêtera sur moi ce que je ne veux surtout pas. En partant, je mets ma vie en danger. Le choix n’est alors pas bien difficile à faire. Carrant légèrement les épaules, le regard déterminé je pousse d’une main le tissu et entre dans la tente. Mes yeux fouinent, observent. Il y a un lit, un de ces putains de lit inconfortable qui vous pourrit la colonne vertébrale. Une table, deux chaises et c’est tout. Rien d’autre ni même personne. Exaspéré je pousse un léger grognement et m’avance vers la table où se trouve un dossier. Jetant un regard derrière mon épaule pour m’assurer que personne ne m’observe, j’ouvre rapidement le dossier. La curiosité est un vilain défaut, je l’admets. Comme je m’y attendais, il s’agit de moi. Seul mon prénom indique mon identité. Le reste est simplement un rapport de mon comportement, de mes missions. Bref, tout ce qui ne me met pas en valeur. Je vois déjà l’idée que mon nouveau chef s’est fait à mon propos, mon intégration ne va pas être des plus faciles. Un raclement de gorge me fait sursauter. « Un coup d’main peut-être ? » La voix  dans mon dos me donne un frisson qui parcourt ma colonne vertébrale. Comme si je la connaissais, comme si elle ne m’était pas inconnue. Ce n’est pas d’avoir été prise en flagrant délit de fouiller dans les affaires de mon boss qui me rend mal à l’aise. Mais cette voix. Lentement, l’estomac noué, je me retourne pas trop certaine de vouloir le faire. Et quand mes yeux se posent sur ce visage, je sens mon cœur faire un raté. C’est lui. Celui qui hante les souvenirs de mon hôte, me tourmentant par la même occasion. Ce visage qui m’est apparu en pleins ébat avec Wade, ruinant notre soirée et mettant en péril notre amitié. Bordel, j’aurais dû suivre mon intuition. « C’est une blague ! » lâchais-je instantanément, avec un léger ricanement. Un rire plus nerveux qu’autre chose. Mon cœur ne se calme pas pour autant, et je sens une irrésistible envie de me jeter dans les bras de cet homme, une pulsion que je tente de contrôler du mieux que je peux. Bordel mais qu’est-ce qui m’arrive encore ! Comme si mes pulsions meurtrières ne suffisaient pas à me pourrir la vie.

Une nouvelle recrue. Une fille à problèmes. On me l’a refilé parce que j’ai une méthode militaire pour faire obéir les gens sous mes ordres. On m’a aussi donné un dossier sur elle qu’il faut que lise avant son arrivée. Et dessus, je n’ai qu’un nom. Pas de description physique ni de caractéristiques, juste un prénom. Elle devrait arriver sous peu et se présenter ici, on avait dû lui dire de venir directement me voir. Son dossier est plutôt misérable, c’est un bras cassé qui refuse d’obéir à l’autorité. Je vais lui apprendre la discipline à celle-là ! Je déteste vraiment ce genre de cas. Quoique ça aurait pu être pire, il parait que dans un autre campement, ils ont perdu un nouvel host dont l’opération s’est mal passée. Je l’aurais laissé crever plutôt de l’implanter, au final on aurait eu un boulet de moins ! Je soupire d’agacement et je me demande si nous sommes réellement faits pour habiter ces corps grossiers et grotesques. Ils sont de hauteurs inégales et le corps humain est tellement changeant, trop même. Il faut en prendre un minimum soin et ces poils ! Il y en a sur la tête, les bras, le visage, les jambes et même entre les jambes ! Pourquoi ?! Je n’ai jamais compris et puis de toute façon, je m’en fiche. Et encore, je suis chanceux avec ce corps, celui d’avant, c’était une vraie plaie. Mais je divague et je me reconcentre sur le dossier. Mon dieu, on va avoir du boulot avec elle mon pauvre Soàn. Pardon ? Oh, c’est vrai, tu n’existes plus. J’ai un petit ricanement mauvais, j’ai toujours eu un sens de l’humour particulier. Et comment s’appelle cette démone déjà ? Je ferme le dossier pour lire le nom. Alis ? Elis ? Je maudis le cochon qui a fait le dossier, j’ai du mal à le lire. Je me concentre, avançant le morceau de carton proche de mon visage pour discerner les lettres.

« El… V… is… Elvis. »

Oui, c’est bien cela. Tiens ? Mon cœur se serre d’un coup, je ne comprends pas pourquoi. La douleur augmente et des souvenirs qui ne sont pas à moi me reviennent en tête. Non ! Pas elle ! Ce nom ! Je suis idiot, bien sur que je le connais ! Depuis combien de temps ce corps me torture avec cela ?! Je peste contre moi-même de ne pas avoir capté. Elvis Louis Wolfe. La femme de Soàn. Maudit humain ! Je déteste quand le corps réagit, tu devrais être mort, sac à viande ! J’agrippe mon cœur, c’est la première fois que cette chose se rebelle avec autant de violence et je me rends compte que c’est une douleur agréable, comme si j’allais revoir quelqu’un que je désire revoir. Mais ce n’est pas moi, c’est lui ! C’est Soàn qui désire revoir quelqu’un. Je ne pas rester ici et je sors de la tente avant de me diriger vers un coin tranquille dans le but de remettre mes idées en place. Ce n’est peut-être pas elle, Elvis est probablement un prénom assez courant, je n’ai aucune connaissance en choses humaines. Ce n’est pas comme si cela m’intéressait non plus. Je me retrouve seul et mon cœur de calme. Je vais prouver à ce corps de merde que ce n’est pas elle. Je reviens rapidement au campement et j’entends vaguement deux personnes qui discutent. Je m’approche pour entendre :

« Tu as vu la ptite nouvelle ? Elle est allée vers la tente de Wolfe. Je sais pas qui elle est, mais il parait que c’est un sacré cas. »
« Ouais, mais de là à avoir rendez-vous dès son arrivée avec Grincheux, c’est pas cool pour elle. Elle a dû faire un truc horrible. Je voudrais pas avoir affaire à lui. Je me demande s’il a un jour souri. »
« On parle de Grincheux, mec ! »

Je me racle la gorge et ils se retournent pour perdre leurs sourires et je leur donne deux grosses baffes derrière la tête en leur ordonnant de se remettre au boulot au lieu de ne rien faire ! Je vais leur apprendre à m’appeler comme cela ces deux-là. Je commence à aller vers ma tente et je vois que l’entrée est un peu ouverte, il doit y avoir quelqu’un dedans. Je plisse les yeux, ça mal aller pour son matricule à celui-là. J’y vais donc et j’entre sans faire de bruit. Je suis un peu surpris de voir une jeune femme penchée sur mon bureau. La silhouette ne m’est pas inconnue et je m’approche pour voir ce qu’elle fait. Je hausse un sourcil, je la connais… Mais d’où. Ce doit être la nouvelle dont le nom s’est volontairement effacé de ma mémoire et j’estime qu’il est temps de savoir ce qu’elle fait.

« Un coup d’main, peut-être ? »

Elle se retourne et… Je crois que je n’étais pas prêt pour cela. Pas maintenant, pas aussi tôt. Elle est devant moi, l’âme sœur de cette andouille d’humain. J’étais présent dans la pièce quand on l’a attaché pour me changer de corps. J’ai pu lui parler et il m’a craché à la gueule. Il était vigoureux et il ne s’est pas laissé faire. Il gueulait le nom de sa bien- aimée, il hurlait que si nous la touchions, il nous le ferait payer. Ses derniers mots avant qu’on l’endorme ? Qu’il protégera sa femme même après la mort. Mort. C’est le nom qu’il nous a donné et j’en avais ri à l’époque. Mais maintenant que je suis là, je rigole beaucoup moins. J’empêche un instinct violent, celui de la prendre dans mes bras pour lui dire que je suis là. Stupide humanité. Je me renfrogne, elle ne semble pas dans son état normale elle non plus. Je me demande si elle ressent ce que je ressens. Ces deux-là avaient l’air très proche. Je croise les bras, tentant de calmer tout ce qui fourmille dans ma tête et qui tourmente mon corps.

« J’aurais préféré que ça en soit une… Elvis Louise Wolfe… »

J’aurais voulu que mon ton soit sec, mais il s’est radouci quand les mots ont traversé mes lèvres. Ce qui ne va pas du tout avec mon air strict et colérique que j’ai en ce moment. Je ne suis pas un homme marrant, je suis un vieux con comme disent les autres hosts et je n’ai aucune envie de changer. Le fait qu’elle soit ici ne changera rien. Enfin, je tente de m’en persuader de toutes mes forces. Qu’ai-je fait pour mériter cela ? On veut me tester ou quoi ?

Ma situation étant déjà critique, je ne pensais pas qu’elle puisse être bien pire. Passant une dernière nuit dans les bras de mon meilleur ami, je n’ai pas imaginé une seule seconde que notre séparation se finirait sur une dispute plutôt corsée. N’ayant même pas eu le temps de récoler les morceaux, j’ai dû quitter le camp à la va vite avec cette douloureuse impression que mon calvaire ne fait que commencer. Quelque chose me fait ressentir au plus profond de mon être que mon arrivé ici, dans ce nouveau camp, risque de chambouler mon existence et pas comme je le souhaiterais. Et mon intuition se révèle être tout à fait vrai lorsque mes yeux se posent sur la dernière personne que je pensais voir un jour. Cet homme si précieux aux yeux de mon hôte, cet homme qu’elle semble aimer inconditionnellement et infiniment, cet homme qui la chérissait plus que tout en ce monde. Cet homme qui la rendait heureuse mais qui quant à moi est venu gâcher mon amitié avec Wade. Mon hôte a une emprise bien trop forte sur moi, guidée par son amour écœurant. Alors c’est ainsi qu’elle me fait payer mon implantation dans son corps ? Me faire devenir totalement dingue en envahissant mes pensées de ses souvenirs, et ainsi contrôler mes faits et gestes. Il en est hors de question. J’ai suffisamment de problème à régler avec mes crises psychotiques, pas besoins d’en rajouter une couche avec ces futilités. L’amour est tellement surfait, incompréhensible et pathétique. Tu es PATHETIQUE ma pauvre fille, me dis-je intérieurement à l’intention de mon hôte. Les sentiments sont une faiblesse qui vous détruit petit à petit. J’en sais quelque chose au vu de mon amitié avec Wade. Moi qui me suis toujours évertuée à ne compter que sur moi-même, à ne pas faire confiance, à ne pas me lier d’amitié… mon créateur a malgré-lui fait baisser toutes mes barrières. Et où en suis-je à présent ? Je souffre de son absence, je souffre de sa rancœur à mon égard. Notre amitié n’est certes pas comparable à des sentiments aussi fort et puissant que l’amour, mais tout en sachant que rien que cela peut-être m’affaiblir. Qu’en serait-il de lui ? Cet homme qui se trouve face à moi, bien trop dangereux pour moi et pour ma santé mentale.

Plissant les yeux je tente de contrôler cette vague de chaleur qui m’envahie et qui me pousse à aller me réfugier dans les bras de mon mari. NON ! MON SUPERIEUR IDIOTE ! Bon sang, que cette situation va être difficile et épuisante à gérer. A peine deux minutes que je suis fasse à lui, et toute cette concentration pour ne pas me jeter à son cou me fatigue déjà. L’écoutant prononcer mon nom comme une douce caresse à mes oreilles, je sens un frisson me parcourir la colonne vertébrale, de haut en bas. Secouant la tête, je reprends contenance. Bon sang, ça voix ne devrait pas me faire un tel effet. Reprends-toi ! « Tu as bien appris ta leçon » lâchais-je avec un brin d’ironie sans vraiment me rendre compte de mon tutoiement envers mon supérieur.
Il faut que j’échappe à son regard qui m’embrase intérieurement. Lui tournant le dos, je sens que mon cœur se serrer à ce simple acte. N’écoutant pas ses cris de détresse, son besoin d’hurler son amour, je prends une grande inspiration en redressant les épaules. Pas question de montrer de telle faiblesse. Déjà qu’à la vue de mon dossier il doit certainement me prendre pour une incapable, pas la peine de lui donner plus de raison de douter de moi. Il faut que je me reprenne, que je reprenne possession de ce corps et faire taire ses impulsions. Dans un élan de provocation, je m’installe sur une chaise sans l’autorisation de Soàn en posant mes pieds sur la table, tâchant de montrer ainsi que cette rencontre ne me rend pas mal à l’aise et que je n’ai rien perdu de ma personnalité et de ma fougue à provoquer l’autorité. « Bon aller, qu’on en finisse ! Vide ton sac ! » dis-je sur un ton tenant d’un profond ennui. Oh oui j’ai plus que hâte qu’il me déballe tous les reproches, ce qu’il va advenir de moi dans ce camp pour pouvoir sortir au plus vite de cette tente devenue si oppressante. A ce moment-là, je regrette presque de ne pas avoir fuis, de ne pas avoir déserté. Cela m’aurait évité ce calvaire.