« Comment tu te sens ? » Cette question qui résonne en boucle, il ne change jamais de disque, je le regarde, je ne réponds pas, me contente d’un vague haussement d’épaule avant de me relever, de jeter un œil à l’extérieur, par une brèche du mur, un peu pensive. Il n’aime pas quand je ne réponds pas, mais le silence me plait, jamais plus qu’aujourd’hui. « Even, qu'est-ce que tu ressens ? Réponds. » Il insiste, il répète, me croyant sans doute dans mes pensées, il hausse le ton, cherche mon regard, je relève les yeux pour le fixer et murmurer. « Rien. » Il le savait, c’était la fin.

Mais ce n’avait pas commencé comme cela. Lors de ma première année à l’université, j’avais dû trouver un job pour pouvoir me faire un peu d’argent et, également, par passion de la musique. J’avais fait une démo dans un bar pas bien loin de la fac, en tant que chanteuse. Rien de bien glorieux, mais c’était ce dont j’avais envie et je n’hésitais pas à poursuivre mes rêves sur plusieurs fronts. Les lettres classiques d’un côté, la musique de l’autre, une échappatoire, un pas vers l’inconnu, vers le destin. J’avais voulu entrer au conservatoire, mais n’en ayant pas les moyens et n’étant pas assez douée pour obtenir une bourse, j’avais dû ouvrir les yeux et continuer d’exister. « Piétinez moi, je me relèverais toujours plus forte ! » C’est ce que j’avais hurlé dans le bureau des admissions avant de partir, j’avais vu ça dans une série, il me semblait.

En passant l’audition, on m’avait expliqué que quelqu’un avait auditionné pour faire de la musique aussi, un petit guitariste, rien de bien glorieux, un élève de l’université aussi. Je n’en savais pas plus, si ce n’était qu’il risquait de me piquer mon premier job et ça me tapait déjà sur le système. Alors le gérant m’avait demandé de revenir le soir, histoire de voir, sur le vif, qui serait le plus doué de nous deux. J’acceptais et repartait vers mes cours restants le cœur lourd. On m’avait déjà refoulée une fois, pourquoi il fallait que ça sonne comme une deuxième fois. Et, un peu superstitieuse, les mots jamais deux sans trois me faisaient sérieusement peur. Mais bon, il ne fallait pas être aussi fataliste.

A vrai dire, les choses ne prirent pas la tournure à laquelle je m’attendais. Si je ne fus pas refoulée pour le job, mon adversaire ne le fut pas non plus. Après nous avoir auditionnés tous les deux individuellement le patron en était venu à dire quelque chose qui ressemblait à : « J’ai de l’argent à perdre, vous n’avez qu’à jouer ensemble. » Je suis quasiment sûre d’ailleurs que c’était quasiment mot pour mot ce qu’il avait dit… Mais peu importe. Alors oui, j’avais un job et un collège. Aeron. Le gens avec la dégaine-type du « je fais tomber toutes les filles mais avoir un job pourri dans un bar sous fréquenté c’est cool »… Enfin, vous voyez quoi. Non, sincèrement, il était sympa, même si y avait quelques tensions entre nous au niveau professionnel parce qu’on cherchait toujours à se surpasser mutuellement, les tensions professionnelles sont devenues sexuelles… Et on s’est retrouvés ensemble avant de comprendre comment ça avait bien pu se produire.

Mai 2012, j’avais vingt-sept ans et il avait décidé qu’il m’épouserait. C’était fou, direct, inspiré et magique, tout à son image. Sa demande était simplement magnifique, mais simple, un petit concert dans le bar dans lequel on s’était rencontré, il avait écrit une chanson, enfin, tout un truc cliché mais beau qu’on a beau critiquer dans les films, tout le monde rêve de ça. Et je n’étais pas déçue. Alors, ainsi fiancée, prête à m’occuper des préparatifs et à faire la fête toutes les semaines, je révisais pourtant bien mes examens pour ne quand même pas planter mes études. On prévoyait de faire le tour du monde ensemble dès qu’on en aurait l’occasion. Amasser de l’argent et faire une lune de miel de quelques mois, c’était notre rêve commun. Et tout aurait pu aller à merveille si…

Gzzzt. Erreur.
Attention. Vous n’existez désormais plus. Nous allons redémarrer votre esprit. D’une certaine façon, ça aurait été rôle de se faire réinitialiser comme une machine, mais concrètement, c’était à peu près cela. Even n’était plus. Et je redémarrais en mode sans échec. L’étrangère chez l’hôte. Oh, elle aurait pu lutter, mais j’imagine qu’elle et moi, on savait que ça ne servirait à rien. Je portais son visage comme un masque à mon terrible méfait. Méfait. Obligation, rôle. Peu importe. J’étais la version 2.0. Si le physique était le même, les expressions ne l’étaient pas. Et même si ses souvenirs m’étaient accessibles comme un livre d’images, ce n’était pas ma vie. Mais c’était une vie. Et c’était toujours bon à prendre.

Même si je ne ressentais rien, ou du moins d’un point de vue humain, la brise qui caressait ma peau et la mélodie amusante qui s’échappait de ce que les autres appelaient télévision m’amusait. Les humains me fascinaient. Loin d’entretenir du dégoût pour eux, il s’agissait d’avantage d’une fascination morbide, voilà. Et je vous vois déjà venir. J’aurais dû avoir un rôle dans l’attaque qui a suivi, c’est exact, mais tout à un peu cafouillé je pense. Je suis partie, avec cet humain, Aeron. Encore aujourd’hui, j’ai un peu de mal à déterminer la raison exact de sa présence constante dans ma vie. J’imagine que je n’ai pas eu vraiment le choix. Il m’a suivie, il m’a suivie partout où j’allais et m’en débarrasser aurait été difficile. Je ne ressentais pas d’amitié, ou même de haine pour cette étrange créature, juste une profonde neutralité.

Jusqu’à ce qu’un jour il sorte un étrange instrument de ses affaires. Enorme avec cela. Ah, ils appelaient cela guitare. Ce n’était pas quelque chose de particulièrement utile à mes yeux, à part si à la limite on était un peu au pied du mur et qu’il fallait frapper ou faire du feu. Là ça pourrait devenir utile. Mais il a posé ses doigts sur les corps et en a extirpé une étrange mélodie. La musique. Cela faisait déjà un bon moment que j’étais sur Terre, dans ce corps, à revivre en boucle des souvenirs qui n’appartenaient pas d’une vie que j’avais sans doute gâché. Mais je crois que c’est lorsqu’il a commencé à jouer que j’ai compris que j’avais besoin qu’il reste à mes côtés. Et, très égoïstement, je ne voulais pas qu’il devienne un hôte parmi tous les autres. Je voulais qu’il reste le miens. Et j’étais très déterminée à maintenir cela.