Tu trottines entre les gens, lentement, mais sûrement.  Tu peux pas aller bien loin, avec cette entorse à la cheville.  T’es piégée ici, comme une prisonnière.  On t’as bien avertit qu’il fallait pas que tu marches beaucoup, qu’il fallait laisser le temps faire son travail, que tu devais pas allez explorer les lignes désaffectées, parce que tu te ferais encore mal, parce que, de toute façon, ça aiderait en rien ta blessure.  Alors tu restes ici, au campement, avec les autres, et tu t’ennuies.  Pas en ce moment, non, mais en général.  Là, y’à une fête, une fête pour célébrer le retour des soldats qui avaient été fait prisonniers lors de l’ouragan.  Ça parle fort, ça rigole,  ça se fait des accolades, ça danse et puis ça chante au rythme de chansons jouées à la guitare.  Toi, ça fait longtemps que t’as pas touché à une guitare.  La tienne, tu l’as laissé à ton appart à New York City, parce que tu t’étais dit que ça ne ferait que t’encombrer lors de l’invasion.  Et puis, c’est vrai, qu’est-ce que t’aurais fait d’une guitare, sérieusement ?  Ça t’aurais ralentit, ça aurait servit à rien.  Tu regardes donc l’instrument du coin de l’œil, une certaine envie dans le regard.  T’aimerais en jouer, mais tu sais pas si tes talents de musicienne se sont fanés avec le temps.  Faudrait voir, faudrait que t’aies le culot d’aller demander.  Pas maintenant.  Tu décides qu’il y a encore du temps pour ça plus tard et tu recommences à marcher entre les groupes de personnes, volant quelques chips au passage.  Le goût salé t’arraches une petite grimace quand tu manges la première chip : Ça fait un moment que tu n’en as pas mangé, probablement comme tous les gens ici et faut s’habituer un peu au goût.  Et c’est bon, c’est divinement bon comparé à ce que vous mangez quelques fois ici.  

Lentement, tu continus ta marche, essayant de trouver Jenibelle ou Julian.  Ils sont probablement avec des connaissances.  Ça te fend le cœur, par-contre, de savoir que même si vous êtes dans la même tente, tu vois Jeni de moins en moins.  Elle doit être occupée, tout comme Hamlet et Hale doivent l’être en ce moment.  Petite coréenne haute comme trois pommes qui essaie de se frayer un chemin entre les gens, tu finis par trouver un coin moins bondé, plus calme.  Tu t’y aventure quelque peu en boitant et tu observes ensuite les gens.  Jouant avec les bords de ton t-shirt blanc, tu butes de ton pied droit sur une petite roche en attendant que le temps passe, que tu trouves quelqu’un pour te tenir compagnie.  Et c’est là que tu le vois, non loin de toi, Jim, celui qui t’as aidé avec ton entorse l’autre jour, celui qui te fait penser à un ours.  Un ours que t’essaies d’apprivoiser.  Tu te faufiles entre les gens discrètement et maladroitement et tu arrives en silence près de lui.  Malicieusement, tu plantes doucement ton doigt sur ses côtes, sans lui faire mal, simplement pour qu’il cherche qui a fait ça.  Et quand il te vois, tu rigole comme une enfant et tu lui offres un joli sourire.  « Vous ne vous ennuyez pas trop ? »  Encore le vouvoiement , mais ça te colle à la peau, ces manières coréennes.  

Lily courait en riant, slalomant entre les gens, poursuivit par quelques autres bambins d'à peu près son âge. Je la regardais de loin, souriant, satisfait de voir qu'ici sa surdité ne l'avait pas empêchée de se faire des amis. Ca en faisait au moins un de nous deux qui avait réussi à se socialiser ici sans passer pour un taré exhibitionniste pervers. Je saisis un verre tout en gardant un oeil sur elle, passant en revue les protagonistes de la soirée. Du coin de l'oeil, j'observe un mec tout seul au loin qui semble lui aussi en plein processus d'observation des environs; un peu plus loin, je reconnais la jeune asiatique sur laquelle j'ai manqué de me vautrer en caleçon quelques jours plus tôt. Misère…

Caché dans mon gobelet recyclé, tentant de noyer ce souvenir mémorable dans ce qui semblait être une bière bon marché - tout de même relativement agréable à boire comparé à l'eau croupie à laquelle on avait quotidiennement droit jusque là -, je reste planté là, comme un con. Pas facile de faire grand chose d'autre quand on ne connait personne. Comme d'habitude, j'ai l'air d'un gland. Tentant de m'occuper comme je peux, je passe une main - malheureusement plein de cambouis - dans mes cheveux, dodelinant de la tête au rythme de la musique.

Samuel Adams avait tout d'un sale type, le genre que je n'aime pas trop; près à risquer n'importe quoi pour une seconde de gloire. Cependant, je devais reconnaitre qu'un tel évènement - bien qu'en total décalage avec notre situation à tous - était une bonne idée, rien qu'à voir le visage des gens présents sur lesquels la fatigue et la tension s'était effacé. Ca n'était que pour l'espace d'une soirée, mais c'était mieux que rien.

Mon regard avait décroché une seule seconde de Lily mais quand je le posa à nouveau sur elle, une jeune femme se tenait à ses côtés. J'approchais, soucieux de savoir ce qu'elle lui voulait. "Un problème ?"

J’ai pas envie d’y aller, je veux dormir, je veux rien faire. Pourtant, y’a mon père qui me bassine les oreilles avec cette fête. Et je sais qu’au final, je peux jamais lui tenir tête.  Il gagne toujours et ça me fou en rogne ! Je crois que je grogne alors que je prends systématiquement mon t-shirt Nirvana pour l’enfiler. Soyons honnête, j’ai l’air d’une fille qui passe son temps à moitié habillée. Soufflant sur mes cheveux en bataille, je les lisse d’une main avant de les nouer en une haute queue de cheval qui fera bien l’affaire. À quoi bon me donner du mal pour paraître jolie, il n’y aura personne d’intéressant là-bas. Sauf peut-être Aaron, s’il ose venir m’approcher. Depuis notre arrivée ici, j’ai l’impression qu’il m’évite un peu, comme si j’avais la lèpre ou une autre shit du genre – MTS free, au fait, juste au cas où certains se le demanderaient – et que j’étais hyper contagieuse. C’est un peu ridicule, c’est lui, l’homme, c’est lui qui devrait pas avoir de remords. Dans les films, ça se passe toujours comme ça. Vive les comédies romantiques culcul qui nous balancent des conneries à la figure. Moi, j’assume et j’suis gentille avec lui, pour le peu de fois où on a pu reparler.

Soupirant, je vois mon père qui me regarde de l’extérieur de la tente, satisfait de savoir que j’irais à la fête avec lui. En deux temps trois mouvements, j’enfile mes bottes et on s’éloigne de notre chez-nous, direction : le grand groupe de personnes parlant entre eux et rigolant. Y’a de la joie partout, comme si on oubliait pour quelques temps ce qui se passait réellement en dehors. Mais moi, j’peux pas rigoler, j’peux pas faire comme si tout était ok parce que je sais à quoi ça ressemble dehors. Et c’est pas beau à voir. Je tire une de ces gueules, mon père remarque pas trop, pourtant. Trop heureux d’avoir sa fille à ses côtés. Il est fier de moi, il a les yeux pétillants rien qu’à l’idée de dire à ses collègues que je suis sa fille. Pourquoi il est aussi fier ? Je fais pitié à voir, j’suis encore amochée par mon voyage solo post-apocalyptique, j’ai le regard d’une tueuse et j’fais peur aux enfants. Je me permets un peu de sarcasme en disant que je suis la joie de vivre incarnée. Vite, mon géniteur a le dos tourné, je m’éclipse et me dirige vers les maigres provisions qu’on nous offre à manger : des chips, des boissons en tout genre, ça a le mérite de mettre un peu de fantaisie dans nos vies. Je me tiens là, près de la table, observant les gens qui m’ignorent, silencieuse, invisible.

Tu restais silencieuse, attendant qu’il prend la parole.  C’est avec le sourire que tu l’observes cracher cette fumée de cigarette loin de toi.  Geste dont tu es reconnaissante : L’odeur de cigarette ne t’avais jamais allumée, savoir qu’elle aurait pu te coller à la peau ensuite ne t’aurais guère enchantée, mais il avait pensé à toi.  C’est gentil.  « Je crois que je vais enfin pouvoir commencer à m'amuser. »  Il t’offre un sourire en coin et il porte à nouveau sa cigarette entre ses lèvres.  Il fume beaucoup, tu l’avais remarqué.  Ça saurait aux yeux. Te connaissant, tu allais probablement finir par lui reprocher gentiment de s’intoxiquer le corps, la vie.  «Tu peux me tutoyer tu sais, j'suis pas non plus un vieux. Enfin j'espère. »  Un rire cristallin s’échappe de ta bouche et tu hoches la tête positivement, vos rires se mêlant ensemble. « Non, vous… Tu n’es pas vieux ! C’est habituel, chez moi, il ne faut pas chercher à comprendre. »  Ça faisait des siècles qu’on avait arrêté de vouloir te comprendre, d’ailleurs. Bien vite, il te pose une autre question, ce qui t’étonnes.  Tu ne le croyais pas aussi bavard ! « Ca va mieux ta cheville ? Ils t'ont donné un truc là bas ? [...] Faut faire gaffe avec ces trucs là miss. » Ton regard se porte sur ta cheville bandée et tu hausses les épaules.  Elle te fais encore mal, mais tu n’oses pas trop le dire puisque tu ne veux pas finir par chiper tous les antidouleurs qu’il y a à l’infirmerie.  Le sourire qui suivit ses paroles te rassure. Il était gentil.  T'aurais voulu lui prendre la main, car il arrivait à te faire fondre, pourtant, tu n’en fais rien. Tu restes sage comme une image. « Ça va, je suis toujours vivante et on ne m’a pas coupé la jambe, c’est bon signe.  Oh et j’ai encore les idées claires, ça aussi, c’est bon signe. »  Nouveau rire de ta part.  Tu lèves ensuite tes mains à la hauteur du visage de Jim. « Tu veux des chips ? »  Question qu’une gamine aurait pu poser à un adulte.  Merde, t’avais zéro crédibilité pour une jeune femme de vingt-trois ans.  Et ensuite, tu te demandais pourquoi les hommes s’intéressaient pas à toi…  Faut vieillir, Mi Sun. « Ça fait comment, de voir des gens? »  Le taquinant, tu faisais bien sûr allusion au fait qu’il faisait toujours l’ermite, seul dans sa tente, loin de vous tous. Près de toi, tu entends une voix reconnaissable entre milles, celle de Carlos, cet homme que tu ne connais que de nom, qui te fait pourtant sourire. Il est tellement drôle.  On peut dire que toi, tu t’amuses bien ici, mais, avouons-le, ça ne te prend pas grand-chose pour passer du bon temps.

And there he is, celui que je cherche depuis des semaines, sans vraiment le trouver. Il est là, ce mec à moitié bourré. Ce Edmond. Je me serais presque étouffée avec les chips que je mange, mais c’aurait été du gaspillage de nourriture, alors je me retiens et je fais comme si je l’avais pas vu. De toute façon, aussi indispensable qu’il me soit, j’ai pas envie d’allez lui parler en mode drague. J’ai même pas un chandail adéquat, le logo Nirvana cachant ce qui me servirait normalement pour la chasse aux vilains à ramener illico  à ce cher et merveilleux Wade (sarcasme). Si j’avais su, j’aurais enfilé mon débardeur blanc, là au moins, j’aurais été plus sexy. Et puis merde, j’ai aucun dead line à respecter, moi. Je peux prendre le temps qu’il me faut pour ramener ce petit chéri à monsieur bouclettes. Je m’ennuie tellement que j’invente des surnoms à tout le monde. Je me fais chier, je l’assume, je voudrais nouer mes délicates mains autour du cou des enfants non loin de moi qui hurlent et qui rigolent. J’ai des envies de meurtres, je crains une future migraine et j’ai qu’une envie, prendre mes à mon cou. Mais je sais que mon père me regarde de loin, quelques fois, quand il fait ses longs discours sur notre famille. J’ai l’impression que les gens en savent déjà plus sur moi que sur Kim Kardashian. Ça m’agace, je dis rien, pourtant. Je le laisse parler parce qu’il est fier. Je soupire, pose mon regard sur un petit groupe de personnes qui rigolent. Des enfants passent devant moi en riant et en criant un peu trop fort à mon goût. Je ferme ma gueule parce que les parents sont pas loin, sinon ils auraient arrêté de courir partout comme ça. Et surtout de gueuler comme des débiles.

En clair, cette soirée, c’est quelque chose de cool pour les autres et de pénible pour moi. Au pire, je m’éclipse, ni vue ni connue, quand mon père aura le dos tourné, et j’irais dormir. Ça me semble une bonne idée, une idée naze, tout de même. Elle est passée où, ma fougue ? C’est quoi l’histoire, le cap du vingt-huit ans franchi, on est trop vieille pour s’amuser et avoir du plaisir ? Faut croire que c’est ça. C’est quand je m’apprête à partir qu’Edmond m’accoste. Il sent déjà l’alcool, elle est où, sa planque ? J’en suis presque jalouse, mais la phrase qu’il me sort me remet les idées en place. « Salut toi, je ne crois pas que l'on ne se soit déjà rencontré, je suis Edmond Bronson, ravie de te rencontrer. » Ouais bon, je te connais déjà, merci de te présenter. Je prends pas la peine de lui rendre ce sourire dragueur qu’il me fait, je ne fais qu’hausser un sourcil, perplexe. « Effectivement, on s’est jamais rencontré. » Et dire qu’il faut que je le ramène à l’autre. Ça veut dire être un minimum sympa avec lui ? C’est pas du jeu, j’ai pas envie. « Fantine. » J’ajoute simplement, croisant les bras et m’adossant au mur. Et comment alimenter la conversation ? En pointant la flasque d’alcool qu’il avait toujours entre ses mains. « T’en a d’autre ? » J’suis pas très bavarde ce soir, mais on s’en fou.