Tu observes les alentours, curieux. Ce monde, tu le découvres pour la première fois de tes propres yeux. Tu ne savais pas grand chose de cette planète, hormis ce qu’on avait bien pu t’en dire et ce que tu avais bien pu apprendre à son sujet. Mais découvrir le tout de tes propres yeux t’inquiète autant que cela te fascine. Tout autant que cela t’inquiète. Tu ne connais pas tellement les coutumes des humains, tu n’as pas encore réussi à débloquer la mémoire de ton hôte alors, pour l’instant, tu n’as pas dit le moindre mot. De toute manière, au début, tu en étais incapable. Voilà quelques semaines que cela dure, ils s’inquiètent et ils t’ont déjà emmené voir... Un médecin ? Oui, c’est ce mot. Mais il n’a rien trouvé, il a juste dit que tu traversais une période de trouble passagère. Si seulement il savait ce qui t’arrive, cet humain... Période de trouble, évidemment ! Déjà que tu es un jeune "alien" comme ils disent si bien mais en plus ton hôte n’est pas des plus réceptifs. Les migraines s’enchaînent, les nausées aussi. Par chance, pour la locomotion, il n’y a pas de soucis. Petit à petit tu te sens plus à l’aise.

Pour le moment, tu regardes ta "famille" s’agiter. Que font-ils déjà ? Ah, oui, ce sont les vacances, vous allez partir explorer les lointaines contrées de la Sibérie. La joie de vivre en Russie. Oui oui, tu aimes ce pays. Il fait froid, il y a de la neige, les bruits sont étouffés... Tu aimes le froid. C’est une joie de découvrir ce paysage, les rues de Moscou verglacées, les personnes se promenant dans les rues bien emmitouflées, le nez rougi par le froid... Un régal. Mais pour le moment, tu es coincé à l’intérieur. Ton petit humain n’a que six ans, c’est un tout jeune gamin, il ne peut pas sortir seul. Alors tu es obligé de rester avec les autres. Cela ne te dérange pas spécialement, puisqu’ainsi tu peux les observer, apprendre à les comprendre. En quelques semaines, tu as globalement compris leur caractère mais tu sais que tu auras besoin des souvenirs du petit pour compléter tes observations.

-Khors, ne reste pas planté là et va prendre de quoi t’occuper ! Le chemin sera long !

Tu hoches la tête et bouge enfin de canapé afin de gagner ta chambre à l’étage. En chemin, tu croises ton frère aîné, Seth, qui dévale les escaliers en quatrième, les bras chargés d’objets variés. Il va emporter beaucoup d’affaires, lui. Ah, oui, au fait. Khors est ton nom à présent. Tu es le petit Khors, Russe et Norvégien par ta mère, Américain par ton père. Tu es le cadet d’une fratrie de trois enfants. L’aînée est une fille, Maria. Ton autre aîné est un garçon, Seth. Ils ont respectivement neuf et cinq ans de plus que toi. Ce sont de grands enfants, plus grands que toi. Et ils sont très protecteurs envers toi. Parce que tu es le plus jeune, apparemment. Tu ne comprends pas ce qui les lie à toi. Ce sont des sentiments puissants, mais tu ignores ce que sont ceux-ci... Et tu ne penses pas être en mesure de le comprendre un jour. Les humains sont tellement différents de ce que tu es...

Te voilà donc dans ta chambre. Une chambre de petit garçon, visiblement. Le bleu domine, il y a des jouets un peu partout, des petites voitures éparpillées, des crayons de couleur et des dessins partout. C’est moche. Et rien n’a bougé depuis que tu es arrivé. Tu joues de temps en temps avec ces choses, quand tu les entends arriver, mais ce n’est pas tellement passionnant. Il n’y a rien de passionnant, de toute manière. Tu aimerais lire mais tu éprouves quelques difficultés à y parvenir. Décidément, tu as hâte d’être enfin habitué à ce corps, histoire de pouvoir agir normalement. Alors, que prends-tu ? Bonne question. Tu fouilles cette chambre et finis par prendre des legos. Tu aimes bien ce jeu, tu peux construire beaucoup de choses avec. Et tu t’en sors plutôt bien. Voir merveilleusement bien. Apparemment, tu es trop jeune pour réussir à faire ce que tu fais. Tant pis, tu as besoin de t’occuper. Rapidement, tu calcules combien de temps prendra le chemin. Une bonne journée, apparemment. Alors tu prends plusieurs boîtes que tu embarques dans tes bras et redescends. Dangereuse entreprise, tu ne vois pas où tu mets les pieds. Résultat, tu tombes... Sur ta mère. Et de deux au sol ! Tu as mal, les larmes remontent avant de couler lentement, le long de tes joues.

-Outch... Est-ce que ça va mon chéri ? Tu as mal ?

Tu te contente d’hocher la tête et de montrer ton genou gauche. Elle te prend alors dans ses bras et t’amène dans le salon, relevant ton pantalon pour voir. Ta peau commence déjà à virer au violet. C’est un joli bleu qui fait son apparition ! Enfin, ce n’est pas bien grave, cela va passer. Tu l’observes esquisser un sourire puis embrasser ton genou. Tu écarquilles les yeux, la laissant faire sans comprendre ce qui lui prend.

-Tiens, un bisou magique... Comme ça, tu n’auras plus mal.

Qu’est-ce que c’est idiot... les humains ne possède pas de salive qui guérit ! Mais tu ne peux t’empêcher de sourire. Qu’est-ce que tu ressens ? Rien. Mais quelque part... C’est intriguant, c’est passionnant de voir comment les humains se comportent. Tu es juste ravi d’être là... Tu ne regrettes pas l’enfermement dans le vaisseau, tu ne regrettes rien. Tu penses sincèrement que tu vas te sentir bien, sur cette planète. Mais tu n’imagines pas encore ce qui t’attend...

Tu en as marre de ces sales gosses. Ils t’agacent, tu leur exploserais volontiers la tête mais tu as déjà essayé une fois et tu t’es fait sévèrement punir. Tu n’es pas violent pourtant, mais quand des mioches de primaire décident de te prendre pour leur tête de turc, tu n’es pas d’accord. Ce n’est pas parce que tes parents sont trop occupés pour pouvoir réagir et que tes aînés sont déjà loin de là qu’il faut que tu te laisses marcher sur les pieds. Tu t’y refuses. Alors s’il faut se battre, tu te bats. Tu ne te mêles pas à ces mioches qui ont pourtant ton âge. Ils sont trop stupides pour être intéressants. Ou non, c’est toi qui es trop mature pour eux. Trop mature ? Pourtant, tu as des réactions typiquement enfantines parfois. Voilà trois ans que tu as été implanté, tout se passe à présent à merveille. Enfin... Se passait. Tu n’as pas bien compris ce qui t’es arrivé, tu ne comprends pas pourquoi tu te retrouves à l’hôpital. C’est étrange... Tu tentes de te souvenir ce qui s’est passé.

Tu avais décidé de t’éloigner de tes camarades qui te couraient après. Tu te sentais mal, ton cœur te faisait mal à force de courir. Tu avais des palpitations, chaque battement de ton cœur faisant vibrer ton corps. Et finalement, tu avais trouvé refuge en grimpant tout en haut d’un de vos jeux en bois, au centre de la cour. Tu y étais resté et tu avais refusé d’en bouger, même à la fin de la récréation, même lorsque la maîtresse avait tenté de te faire bouger de ton perchoir. Tu te souviens d’avoir longuement protesté puis plus rien, le trou noir. À ton réveil tu étais dans cette chambre d’hôpital, entouré de machines faisant bip et incapable de comprendre comment tu avais fait ton compte. Tu ne sais toujours pas d’ailleurs. Tu n’as rien tiré du tout des médecins, peu importe combien tu as insisté pour comprendre. Il y a un soucis ? Sans doute. Tu as mal au crâne mais ce n’est pas la mort. Tu as aussi du mal à bouger, chaque geste est douloureux, comme si tu avais fait une chute de quelques mètres. Est-ce ce qu’il s’est passé ? Tu attends d’avoir ne serais-ce qu’un indice.

Ton regard se pose sur beaucoup de choses. Hôpital... Tu n’aimes pas spécialement être là, sans trop comprendre pourquoi. Tu te rends compte que tu changes, petit à petit. Maintenant que tu es à l’aise avec ton corps, maintenant que tu commences à comprendre les humains, tu sais que tu es plus réceptif à ce qu’ils appellent les sentiments. Tu n’es pas encore capable d’analyser quelles sont ces sensations qui s’emparent parfois de toi, mais tu ne peux pas les ignorer. Tu ne sais pas quoi en penser. Ressentir comme un humain te permettait de faire un grand pas dans la compréhension de cette espèce ! Mais ne changerais-tu pas trop, si jamais cela devait arriver ? Tu n’en sais rien. Tu n’aimes pas ne pas savoir. Mais, après tout, tu n’auras pas le choix, tu te dois juste d’attendre et d’aviser.

Tu fermes les yeux et préfères te concentrer sur ce qu’il se passe autour. Tu n’as pas le droit de sortir de ton lit, tu le sais, alors tu n’en bouges pas. Tu es à l’affut des moindres sons. Tu repères des voix. Des personnes discutent devant la porte de ta chambre. Elle ne doit pas être fermée, ou alors elle ne l’est pas correctement vu que tu arrives à tout entendre. Enfin, presque. Une voix t’es inconnue, mais les autres, tu les connais, ce sont celles de tes "parents". Tu entends l’autre leur expliquer que tu as fait une syncope. C’est quoi ? Tu l’ignores encore. Il dit que tu es malade, que tu souffres d’une maladie génétique. Tu rouvres les yeux brusquement. Malade ? Mais les tiens n’avaient rien décelé chez ce petit garçon, raison pour laquelle tu as été implanté sur lui ! Ils seraient passés à côté de quelque chose ? Il est vrai que, jusqu’à présent, tu n’avais pas non plus remarqué le moindre problème. Problème de cœur... La raison de tes palpitations ? Peut-être... Tu refermes les yeux, il faut que tu réfléchisses. S’il y a un soucis grave avec le petit, il faudra que tu songes sérieusement à une solution. Mais tu attends d’avoir plus d’informations.

La porte s’ouvre, un homme entre, suivi de tes parents. Tu rouvres à nouveau ton regard d’azur et le fixes, espérant obtenir des réponses. Mais il se tait et reste à l’écart. Agacé, tu reportes alors ton attention sur les deux autres adultes. Ils ne parlent pas non plus, ils se concertent du regard, comme hésitants. De quoi ont-ils peur ? De te dire la vérité ? Peut-être. Tu as beau mieux les comprendre qu’à ton arrivée, tu as encore du mal par moment. Peut-être va-t-il falloir que tu fasses le premier pas, cette fois ci. Oui, sans doute. Et c’est ce que tu fais. Tu sais être patient mais quand cela te touche personnellement, tu as tendance à laisser cette qualité de côté.

-Pourquoi vous faites cette tête ?

Tu aurais pu trouver mieux, non ? Oui, mais après tout tu n’es qu’un gamin de neuf ans. Tu ne peux pas faire preuve d’une grande subtilité. Tu fixes plus spécialement ta "mère".

-Cette t... Oh, mon chéri, on s’est terriblement inquiété pour toi ! Quand ta maîtresse nous a appelés pour dire que tu t’étais évanouis sans raison...
-Je me suis évanouis ?
-Oui... Le médecin dit que tu es très malade. Mais tu vas prendre des médicaments et tout va bien aller, ne t’en fais pas Khors.

Tu les observes tous alternativement. Très malade, cela veut dire ? Tu sens quelque chose serrer ton cœur, tu sens que tu pâlis. Tu as peur de comprendre ce qui se trouve au-dessus de ta tête. Tu as peur, tout simplement. Et cette peur, tu l’extériorises.

-Je vais mourir ?

Ils pâlissent tous les deux et tu comprends. Tu es condamné. Ou en tout cas, il s’agit de quelque chose dans le genre. Alors tu fermes les yeux en soupirant. Inutile de faire semblant, tu as compris. Il va falloir que tu vois ce que tu vas faire... Rester dans ce corps ou demander à ce qu’on essaye de t’en extraire ? Tu ne sais pas encore, mais tu y réfléchis très sérieusement. Mais tu as déjà ta petite idée sur la question...

Tu refermes bien ton manteau sur toi, tes mains gantées se refermant sur les sangles de ton sac à dos, et tu entames le chemin du retour. Il ne fait pas encore spécialement froid en ce mois de mai. 5°C environ. Tu ne te plains pas spécialement, tu aimes toujours autant le climat de Moscou. Non, ce qui t’embête, c’est le fait que tu doives rentrer seul et à pieds chez tes "parents". Maria et Seth n’ont pas fini les cours et ton père ne rentrera que ce soir. Normalement, ta mère devait venir te chercher mais voilà plus d’une heure que tu l’attends à la sortie de l’école. Alors au final, tu as choisi de rentrer seul, malgré ce que les autres en diront. Tu veux bien patienter mais il y a des limites. Et puis, une demi-heure de marche ne peut pas te faire de mal. Tiens, d’ailleurs, tu es encore là toi ? Hé oui, un an après ton passage à l’hôpital, tu es encore sur Terre, dans le corps de ce petit humain. Tu t’y sens à l’aise, malgré cette épée de damoclès qui plane au-dessus de toi. Assez discuté, tu ne souhaites pas songer à ces histoires. Tu traces ton chemin, te faisant le plus discret possible. Tu sais que ta ville n’est pas le plus sûre du monde, tu sais que la mafia y œuvre, tu ne peux pas l’ignorer, c’est un sujet de conversation qui revient régulièrement. N’es-tu pas fils d’une demi-russe ? Oui, et tu es peut-être plus concerné par ces histoires que d’autres personnes.

Mais ce soir ce n’est pas le sujet. Tu avances doucement, tranquillement, t’émerveillant une fois de plus devant les idées des humains lorsqu’il s’agit de construire toujours plus près du ciel. Ces tours qui défient la gravité, oui, c’est impressionnant. Moins que votre vaisseau mais tout de même. Mais ce que tu préfères, ce sont les vieux bâtiments colorés, comme les basiliques. Moscou est une ville riche, d’histoire, de culture, de lieux à voir... Tout est à apprendre. Et toi tu retiens, avec un plaisir non dissimulé. Tu aimes ce monde même si tu te désoles de constater à quel point ils peuvent tout détruire dans leur ignorance... Ils ignorent ce qu’ils gâchent, ils ignorent ce qu’ils risquent de faire et tu n’aimes pas cette attitude. Il faudrait que les choses changent, qu’ils prennent conscience de tout cela. Il faudrait. Mais leur mentalité n’évoluera certainement pas d’un claquement de doigts, et comme tu sais que les tiens débarqueront d’ici quelques maigres années... Non, inutile de te lamenter sur toutes ces histoires.

Finalement, tu n’as pas vu le temps passer que tu es déjà devant l’immeuble. Vous avez déménagé il y a quelques mois, laissant la maison pour un appartement. Mais passons. Un peu surpris de t’être ainsi perdu dans tes pensées, tu te mets sur la pointe des pieds pour composer le code qui donne accès au bâtiment. Un point négatif, tu es légèrement plus petit que tes camarades. Mais ce n’est pas grave, tu grandiras en temps voulu. Non ? Oui. Tu vas directement devant la cage d'ascenseur et tu appelles celui-ci. Tu monterais bien jusqu’au quatrième étage à pied mais tu sais que toute activité physique t’es déconseillée alors tu obéis bien gentiment. Tu t’engouffres dans la boite lorsque les portes s’ouvrent, indique le numéro de l’étage et te laisse transporter. Tu n’aimes pas spécialement être dans cette boite. Non, pour être plus précis, tu n’aimes pas spécialement être enfermé. Heureusement, en moins d’une minute, tu regagnes le palier. Tu t’y sens tout de même mieux. Tes pas te mènent alors directement vers l’appartement familial. Tu fouilles au passage dans tes poches à la recherche de la clé que tu as toujours sur toi. Tu arrives avant de l’avoir trouvée. Et tu constates que tu n’en auras pas besoin : la porte est entre-ouverte.

Tu fronces les sourcils. Ce n’est pas normal, la porte ne devrait pas être ouverte, tu le sais bien. Tout est toujours fermé à clé. Légèrement intrigué, tu pousses la porte et entre. Ton sac glisse de tes épaules et atterrit sur le sol dans un bruit métallique. Oui, tu te balades avec une boite de métal dans ton sac, et alors ? Alors rien. Silencieux, tu t’avances pas à pas, cherchant à savoir où se trouve ta "mère". Il n’y a qu’elle qui puisse être déjà là. Alors tu cherches, encore et encore. Tout est en bazar, c’est étrange... De plus, il n’y a pas un bruit mais une odeur étrange règne sur les lieux. Une odeur de fer qui te prend à la gorge. Tu te sens mal, tu sens les nausées refaire surface. Mais pourtant tu avances jusqu’au salon... Et là tu la trouves. Blanche comme la neige. Le tapis est rouge, lui. Rouge carmin, rouge de ce sang qui s’échappe des plaies qui parsèment son corps. Tu vois un trou, deux trous, trois trous. Ce ne sont pas des blessures de couteaux mais des traces de balles ! Tu déglutis, ne sachant pas quoi faire. Ce spectacle te perturbe profondément. Elle est... Morte ? Tu t’avances, comme un automate, et tu la secoues. Elle ne répond pas, elle ne réagit pas, elle ne respire pas. Elle est morte.

Tu recules, les yeux écarquillés. Que faire ? Tu ne sais pas, tu n’as pas appris à réagir face à une telle situation ! Comment réagirait un enfant de dix ans normal ? Tu l’ignores. Tu jettes un coup d'œil au téléphone. Tu connais le numéro de ton père, celui de tes aînés. Peut-être que tu pourras les joindre, leur demander ce que tu dois faire. Mais tu restes figé sur place. Ton cœur te fait mal. Très mal. Tu es obligé de t’asseoir sur le sol, adossé contre un mur. Ton poing se referme sur ton manteau, serrant de toutes ses forces. Tu as si mal... Et tu ne comprends pas. Tu ne comprends pas pourquoi tu pleures, tu ne comprends pas quelle est cette vague de douleur qui s’empare de toi. Ces sentiments humains sont trop puissants pour que tu y résistes. Résultat, pour la première fois depuis que tu es sur Terre, tu cèdes, tu t’écroules. Tes jambes ramenées contre ton torse, ta tête entre tes genoux, tu pleures et ne bouges plus le moins du monde. Tu attends simplement que tes aînés reviennent, tu attends que quelqu’un prenne les décisions à ta place. Les humains sont si forts... Alors qu’ils t’apprennent à l’être, toi aussi. Qu’ils t’apprennent à savoir réagir, parce qu’en attendant, tout ce que tu peux faire, c’est rester là, à pleurer, seul avec un cadavre.

-Khors... C’est quoi encore ça ?
-Heu... Un couteau électrique ?
-Et à quoi ça sert ?
-À se prendre des décharges quand on y touche ?

Tu regardes l’objet que ton père tient entre ses mains et tu soupires. D’accord, tous tes bricolages ne sont pas réussis. Initialement, la lame devait chauffer ce qu’elle découpait mais mettre un système au point pour y parvenir s’est révélé plus compliqué que prévu et ton premier essai s’est soldé par un échec cuisant. Tu as un peu honte que ton père ait assisté à une telle chose, tu préfères qu’il ne voit que les résultats. Malheureusement, ce soir, il a décidé d’entrer dans ta chambre. Ton repère plutôt. Il y a plein d’outils de bricolage parsemés dans tous les coins. Un vrai bazar. Mais tu as besoin de tous ces outils pour s’amuser. À quoi ? À inventer tout un tas de choses plus farfelues les unes que les autres. Tu récupères tout ce qui te passe sous le main et tu travailles avec. Tu répares les objets cassés, ceux qui sont morts revivent sous une seconde forme. C’est ce qui te plait, c’est ce que tu veux faire. C’est la seule chose qui t’amuse réellement ! Mais là, tu as un peu honte et tu baisses la tête, observant le bout de tes chaussures. Jusqu’à sentir une main se poser dans tes cheveux. Tu relèves alors brusquement la tête, surpris.

-Tu devrais faire plus attention à ce que tu fais... Je sais que tu adores bricoler mais ça peut être dangereux, tu le sais, n’est-ce pas ?
-Oui papa... Mais je fais très attention, je te le jure !
-Et tes devoirs, ils sont faits ?
-Oui ! J’ai tout fait en rentrant !

Tu lui adresses un magnifique sourire auquel il répond par un autre. Tu sais qu’il est fier de toi, qu’il est fier du garçon que tu es. Tu as tout mis en œuvre pour cela. Depuis la mort de ta mère, depuis votre déménagement à New York, tu fais tout pour qu’il reste fier de toi. C’était il y a deux ans, tu as atteint tes douze ans. Tu ne devrais pas oublier ce qu’il se passera dans quelques mois, tu ne devrais pas oublier que ce monde va bientôt changer... Mais tu ne veux pas y songer, tu préfères profiter de cette vie si simple. Tu en oublies même que tu n’es pas un petit garçon normal mais un Host. Tu te prends pour un simple humain, tu le crois, ton esprit fait abstraction du reste en temps normal. Tu ne redeviens le Host que lorsqu’il le faut, lorsque tu dois réfléchir un peu plus que ce que ferait un gamin de ton âge. Bref. Actuellement, pour toi comme pour tout le monde, tu n’es rien de plus qu’un gamin un peu particulier, un petit garçon qui travaille beaucoup pour se maintenir au niveau scolaire dans un pays qu’il ne connait quasiment pas mais qui se révèle être un vrai petit génie du bricolage. Tu es un petit génie, à ta manière, dans tes domaines. Tu ne connais pas tout mais le peu que tu as imprimé te convient parfaitement. Tu profites de la vie.

Oui, tiens, que t’es-t-il arrivé depuis le dernier épisode ? Beaucoup de choses. Ton père a tout quitté et vous a embarqué, tes aînés et toi, aux USA. Vous vous êtes installés à New York, il s’est trouvé un nouveau travail, ta sœur a fait ses études sur place... Tout a changé, adieu les rues chargées d’histoire de Moscou et bonjour les gratte-ciel de New York. Tu n’as pas apprécié le changement, surtout que tu ne parlais pas un traitre mot d’anglais. Mais fort heureusement, tu es doué, tu as rapidement appris à te débrouiller pour avoir une conversation basique avec les anglophones. Mais ce n’est pas là le plus surprenant, le plus impressionnant. Non, le plus surprenant, c’est de constater que tu as changé. Il faut croire que ces six années dans un corps humain t’ont affecté, plus que cela le devrait. Les sentiments, tu les expérimentes, tu les vis, tu les comprends. Et tu as fini par t’y habituer, par considérer cela comme normal. Tu devrais avoir honte de cette attitude, tu le sais bien, mais c’est plus fort que toi. Tu ne sais plus comment tu dois te considérer... Alors tu laisses les questions pour plus tard, comme maintenant.

-Maria rentre ce soir ?
-Tu sais bien qu’elle ne rentre que le weekend.
-Ah, oui, c’est vrai... fais-tu en baissant à nouveau la tête.

Tu la relèves tout de même rapidement, suffisamment pour apercevoir un sourire étirer ses lèvres. Cette fois, c’est à toi de sourire en retour. Quelques mots échangés et, finalement, ton père repart. Avec ton bricolage raté. Tu fais la moue quelques instants avant d’aller sauter sur ton lit et t’y installer sur le dos. Tu observes le plafond, tu soupires. Tu ne veux pas que les choses changent, tu aimerais pouvoir profiter de toute cela un peu plus longtemps. Cette vie te plait, alors que tu sais que si le jeune adolescent dont tu occupes le corps vient à mourir, tu mourras avec lui. Seulement, d’un côté... Tu préfères rester là. Paradoxal... Si les autres apprenaient que tu as pris goût à cette vie de risques, cette vie où tu ressens tant de nouvelles choses... Ils se moqueraient sans doute. Mais tu n’en as rien à faire, tu es bien ici. Tu les aideras, bien entendu, tu n’iras pas les trahir non plus mais... Mais rien, tu verras lorsque l’heure sera venue. Tu as encore quelques mois devant toi pour faire semblant d’être un simple humain, tu as encore quelques mois pour trouver une solution convainquante.

New York, encore. Tu regardes la ville depuis ta fenêtre. Tu ne bouges pas de ta place, observant le tout de longues heures durant. Le soleil se couche, les lumières s’allument petit à petit mais toi tu ne bouges pas plus. Serais-tu devenu une statue ? Non, tu respires bien, tu bouges de temps en temps pour détendre tes muscles mais tu n’as pas envie de t’arracher à ce spectacle. Tout a changé. Les destructions, les captures... Tu te désoles de voir ce qui s’est passé. En si peu de temps tout a changé. New York a en partie été détruite mais les tiens apprécient la grande ville, ils s’y sont installés. Et toi tu te sens mal. Alors tu observes les vestiges d’une ville que tu as connue, tu notes les différences. Tu n’es qu’un simple enfant, de toute manière, que pourrais-tu bien faire ? Rien. Alors après deux longues heures à contempler le monde, tu t’arraches enfin à tout cela pour retourner dans ta chambre. Tes bricolages n’attendent que toi.

Sauf que, au lieu de retourner à tes inventions, sur plonges dans tes draps et te met en position fœtale, installant un loup en peluche contre ton ventre. Tu le trimbales avec toi depuis des années, tu l’as toujours emmené en voyage. Même maintenant, tu ne le lâches pas. Il n’est peut-être plus en très bon état, tu l’as réparé à deux reprises, mais tu adores cette peluche. C’est la seule chose que tu as gardée, la seule chose qui trahit ce lien que tu gardes avec ta famille. Tu fermes les yeux et tu réfléchis. As-tu bien fait ? As-tu pris les bonnes décisions ? Oui, sans doute, étant donné que tu es encore en vie. Tu te recroquevilles un peu plus sur toi-même. Les autres te manquent, tu te sentais bien avec eux. Même si tu ne l’as pas encore avouer aux tiens. Te rends-tu compte que tu parais fragile, que tu éprouves de la compassion, de l’amitié pour les humains ? Oui. Oui, tu le sais parfaitement bien et tu l’assumes. Enfin, tu l’assumes en silence. Pour le moment, tu ne dis rien.

Bien au chaud sous ta couette, tu te souviens de la raison pour laquelle tu es de retour parmi les tiens. Tu te souviens de l’invasion, tu te souviens de la fuite de ta famille. Ils t’avaient emmené avec eux, ils n’avaient pas compris qui tu étais. Et toi, tu les avais laissés croire que tu étais un simple humain. Un mois. Tu as passé un mois à fuir avec eux, oubliant quelque peu tes origines. Mais c’est ta santé qui t’a ramené à la raison. Tes médicaments se faisaient de plus en plus rare, tu te souviens d’avoir entendu tes aînés discuter entre eux afin de déterminer quelle attitude adopter avec toi, pour ta santé. Normalement, un corps pareil ne serait pas utilisé pour devenir un Host. Trop risqué. Tu n’as pas voulu rester, parce qu’ils s’inquiétaient trop pour toi, parce que c’était inutile, parce que tu faisais parti des envahisseurs. Alors tu les a laissés, tu es parti, seul sur la route, avec ton seul loup en peluche et des médicaments pour bagages. Tu as été trouvé par des Hosts et amené à New York. Tu y es plus en sécurité que sur les routes et tu le sais bien. C’était la meilleure chose à faire.

Finalement, tu bouges, tu retires ces couvertures qui te protègent pour observer ta nouvelle chambre. Elle est tout aussi en bazar que ta précédente, voir plus. Tu n’as personne à rassurer par des mesures de sécurité, tu n’as personne pour te réprimander. Ceux qui t’hébergent te laissent faire ce que tu veux, tant que tu ne fais pas exploser l’appartement. Tu n’en as pas l’intention, ce serait trop bête. Un soupir t’échappe. Il serait grand temps que tu cesses de te morfondre, non ? Oui, sans nul doute. Alors au final, ta peluche, tu la déposes à sa place, sur ton oreiller, puis tu vas chercher tes outils. Il est grand temps de terminer ta dernière idée : une petite fée de ta fabrication, voletant toute seule à l’aide d’une simple pile plate. Il faut juste que tu termines de tout régler avant de la finaliser. TU as hâte d’avoir fini ton travail !

Bah... Joker ? Demandez à mon premier compte de tout vous expliquer ! :gni: